L'Œuvre de George E. Russell
Permutations systémiques
La nature est un livre écrit en langue mathématique.
Galilée
 

George E. Russell a mené une carrière engagée dans l’enseignement tout en poursuivant une pratique picturale assidue en atelier. Conjuguées, ces deux expériences ont largement contribué à alimenter son projet artistique.

Doué pour la géométrie, il est choisi dès l’été 1949 pour participer à un cours donné à Emma Lake par l’Université de la Saskatchewan, province d’où il est originaire. À 16 ans, George précède ainsi plus de 80 éminents artistes et critiques du Canada, des États-Unis et d’Europe qui assisteront aux ateliers d’Emma Lake, dont les têtes d’affiche du milieu de l’art américain de l’après-guerre Barnett Newman et Clement Greenberg.

À la fois riche d’une expérience déterminante dans ce haut lieu de l’art abstrait canadien, mû par la volonté d’approfondir ses connaissances et motivé par le dynamisme de la scène artistique montréalaise, Russell s’inscrit à la maîtrise en enseignement des arts de la Sir George Williams University. La modernité de son œuvre prendra ainsi racine dans la métropole québécoise. À cette époque, sa peinture révèle en effet des affinités avec l’école plasticienne montréalaise et il sympathise dès lors avec le Hard-Edge américain, mouvements caractérisés tous deux par la rigueur géométrique, l’économie formelle et la netteté des couleurs en aplat. En témoignent plusieurs sérigraphies et les Tableaux hexagonaux de la fin des années 1960 et du début des années 1970, où la surface picturale est fortement affirmée. Aussi, de l’Op Art, l’artiste retient-il par-dessus tout les stratégies graphiques qui influencent la perception visuelle. Les séries Infinité et optique, Fenêtres et Noir et blanc de la même période en font foi.

Tout en baignant dans un univers formaliste, George Russell demeure imprégné de l’immensité des plaines de l’Ouest canadien, de ce lointain horizon, du ciel infini saturé d’étoiles... Sa peinture entretient naturellement de profonds liens avec une esthétique des Prairies canadiennes, des liens qui se traduisent par une relation privilégiée avec l’espace, d’abord paysagiste, puis abstrait. Il n’a peut-être jamais oublié non plus le savoir-faire de sa mère, qui confectionnait des courtepointes : la variété des couleurs, la vivacité des contrastes et le savant agencement des motifs mis en œuvre dans ces travaux d’aiguille, aussi complexes que sophistiqués. Les Grands tableaux hexagonaux de la deuxième moitié des années 1970 et plusieurs séries d’aquarelles intègrent justement, avec précision et à travers une palette de couleurs très élaborée, des plages picturales atmosphériques à l’intérieur de structures abstraites.

Force est de constater que la majorité des compositions de l’artiste s’articulent autour d’un dénominateur commun, à savoir la forme géométrique première qu’est le triangle. Dans ses aquarelles de la série Voiles rouges, par exemple, plusieurs triangles sont inscrits à la fois comme fond et comme figures dans un espace qui semble tenir lieu de paysage. Cette série de 1978 et 1979 nous montre des triangles rouges qui se transforment en un pattern mi-naturaliste, mi-abstrait, envahissant l’ensemble de l’œuvre jusqu’à la limite extérieure, de forme hexagonale. L’artiste, en composant une œuvre, ne donne-t-il pas un ordre à l’univers?

Parmi la succession des expérimentations menées par George Russell, quelques étapes cruciales expriment particulièrement bien la logique de sa pensée tout en témoignant de l’élaboration de son projet.

Russell projette plus loin l’organisation de son triangle fétiche en le multipliant et en le permutant sans cesse pour créer tantôt des hexagones, tantôt des constructions beaucoup plus complexes. Six triangles égaux dont la base est plus longue que les côtés, répétés dans un certain ordre, génèrent de fait un hexagone irrégulier. Cette forme caractéristique est d’abord apparue comme figure dans sa peinture pour ensuite s’imposer dans la forme du support, appelée shaped canvas. Après les triangles dont ils sont formés, les hexagones s’inscrivent dans son œuvre comme un sujet récurrent, à la fois dessin, surface et signifiant. Ils se présentent même comme une métaphore du champ perceptuel de notre vision, comme on le voit clairement dans les aquarelles Autoportrait de 1977 et L’œil de la prairie de 1983.

L’artiste n’a de cesse d’élaborer de nouvelles stratégies pour développer le principe de permutation des formes, qu’il érige en système. Dans ses récents Kaleidoscopes, l’artiste décline la permutation des triangles et des couleurs jusqu’à quasi-épuisement des possibles. À cette approche mathématique se conjugue la finesse de la palette chromatique et une grande maîtrise technique. L’assemblage de Kaléidoscope A à Z, une œuvre composite constituée de panneaux interchangeables, est monté sur un roulement à billes; le monde tourne en équilibre sur son axe... Son art est le théâtre d’un spectacle continu, qui n’aurait pas de fin, la monstration de la structure invisible d’un (de son) univers en expansion.

Concepteur d’un code de composition oscillant entre la figuration et l’abstraction, entre l’expression de la réalité et l’illusion, George E. Russell poursuit une démarche d’une grande intégrité. Celle-ci rend compte de la cohérence des différents volets qui ont édifié son œuvre prolifique au fil de sa longue et passionnante carrière.

Yolande Racine, historienne de l’art et muséologue
François-Marie Bertrand, peintre
Décembre 2014

Biographie de Yolande Racine
Yolande Racine, historienne de l’art et muséologue, se joint en 1982 à l’équipe du Musée des beaux-arts de Montréal, où elle assumera le rôle de conservatrice de l’art contemporain jusqu’en 1992. De 1993 à 1996, elle est conservatrice et responsable du programme des créations multimédias au Musée d’art contemporain, où elle lance et coordonne des productions dans les champs des nouveaux médias, du cinéma, du théâtre, de la danse, de la musique et de la poésie, en plus de mettre sur pied un programme de résidence pour les artistes multidisciplinaires.

À titre de directrice générale de La Pulperie de Chicoutimi, de 1997 à 2003, elle réalise l’intégration de l’ancien Musée du Saguenay-Lac-Saint-Jean sur le site historique de La Pulperie. Entre 2005 et 2011, Yolande Racine est directrice générale de la Cinémathèque québécoise, après quoi elle décide de devenir pigiste. Sa biographie est répertoriée dans le Canadian Who’ s Who et le Who’ s Who of Canadian Women.

Biographie de François-Marie Bertrand
François-Marie Bertrand suit des études à l’École d’art et de design du Musée des beaux-arts de Montréal de 1969 à 1972.

Sa peinture a été présentée dans le cadre de plusieurs expositions solos et collectives au Québec, au Canada et en France. Ses tableaux font partie des collections du Musée d’art contemporain de Montréal, du Musée national des beaux-arts du Québec et de plusieurs collections privées. Le peintre a par ailleurs réalisé quatre projets dans le cadre du Programme d’intégration des arts à l’architecture (politique du 1 %) du gouvernement du Québec.

Ses travaux récents jonglent avec l’influence de la couleur sur la perception de l’espace.